Se défaire de ses archives par Albano Cordeiro

Ce texte correspond à la transcription de l’intervention du sociologue Albano Cordeiro lors de la remise de ses archives à la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), le 19 juin 2017. Ces archives font désormais du fonds Mémoire Vive/Memória Viva, qui rassemble des documents de nature diverses (archives personnelles, presse immigrée, documentation, archives militantes, entretiens ) sur l’Histoire de l’immigration portugaise.

Il se peut que le fait de se défaire de documents divers et variés que l’on a accumulé pendant sa vie active, provienne principalement du sentiment que leur mise au rebut constituerait une perte pour  l’évolution des connaissances dans les domaines sur lesquels porte la documentation en question.

Dans mon cas, j’ai eu à constituer et ensuite à conserver une documentation extrêmement variée dans différents domaines. Cette réalité résulte, d’une part de ma trajectoire au long  de ma vie universitaire et militante, et, d’autre part, de mon itinérance par divers espaces géographiques.

La diversité de mes archives reflète le fait que j’ai vécu en quatre espaces géographiques et socio—culturels  différents. Il s’agît du Mozambique, du Portugal, de l’Italie et de la France. A cette liste l’on pourrait encore ajouter le Luxembourg, où j’ai fait plusieurs séjours dont un de six mois, pour des raisons professionnelles. A cela il faut ajouter la documentation sur des thèmes concernant les migrations internationales.

En ce qui concerne l’immigration portugaise en France, je me suis particulièrement orienté vers le mouvement associatif local portugais, le mouvement associatif de migrants le plus important que la France a connu. Dans ce cadre, je défends l’analyse de la dite « invisibilité des portugais » issue d’un comportement de discrétion généralisé dans le milieu portugais, interprété comme étant dû à une capacité d’intégration facile dans la société française. Cette « invisibilité » et cette « facilité d’intégration » contrastaient avec la « visibilité » des immigrants d’origine maghrébine en particulier. Une visibilité issue d’une familiarité avec les institutions françaises (issus de pays anciennement colonisés par la France) et d’un contentieux historique pas complètement résorbé lié aux luttes pour les indépendances de ces pays.

Les longs séjours dans ces espaces ont laissé leur trace dans l’inventaire de la documentation  déposée. Pour ce qui concerne le dépôt en cours dans la BDIC  de Nanterre, il ne concerne que la France et en particulier l’immigration portugaise.  Mais la documentation accumulée sur plus de 40 ans concerne le Mozambique, l’Italie, la France et le Luxembourg. La production écrite propre (moi-même et avec d’autres auteurs), articles et autres publications (y inclus des DVD) font également partie de la documentation.

Ceci indépendamment des documents et œuvres diverses relatives à des questions idéologiques, principalement  sur le débat sur la démocratie, sujet toujours d’actualité et sur lequel j’ai travaillé longtemps (articles, dans une grande variété de revues et autres publications, ouvrages collectifs). De même avec le sujet de la « Nouvelle  Citoyenneté » (basée sur la résidence, donc sur l’idée du «Vivre Ensemble»),  développé en articles et ouvrages. Ajoutons le thème de la « citoyenneté collective », applicable aux acteurs collectifs des sociétés, et répondant aux exigences d’une démocratie participative, tandis que la « citoyenneté individuelle » est-elle- propre à la démocratie représentative.

En ce qui concerne les thèmes politiques, la documentation recueillie touchait une grande variété de sujets,  seulement une petite partie fut sélectionnée pour la donation, entre autres pour des raisons de langue.

QU’EST-CE QUE ME LIE AU MOZAMBIQUE ?

Je dis Mozambique –et particulièrement Maputo (ex-Lourenço Marques) –  pourquoi ?

Parce que ce fût là que j’ai ouvert les yeux sur le monde qui m’entourait, en sortant de l’enfance, Et c’est dans ce monde là, pendant l’adolescence, que je me suis construit. J’ai donc développé un sentiment d’appartenance au monde connu là-bas.

Pas facile dans une société coloniale. Multiples situations de peur, réelles ou supposées, structurent les individus. 

Du fait de ma fréquentation de milieux de gens attachés à des idées de gauche, j’ai adhéré à l’idée d’indépendance politique du pays, issue logique pour sortir des peurs et  construire un avenir pour tous. J’ai suivi les luttes dans ce sens qui se développent alors dans les pays africains.

J’ai eu la chance de sortir exempté de l’examen d’entrée à l’armée. Cela s’est passé 4 ans avant le déclenchement de la guerre coloniale. Quittant le Mozambique pour faire des études universitaires au Portugal, je m’engage progressivement dans la lutte pour l’indépendance des colonies et je deviens responsable  dans l’Association des Etudiants des Colonies Portugaises (C.E.I.), en tant que Secrétaire Général de la section de cette association à l’Université de Porto. 

Avec d’autres militants pour l’indépendance des colonies, lorsque que la guerre coloniale est déclenchée en Angola (1961), je prends l’exil pour rejoindre les mouvements nationalistes des colonies portugaises et pour reproduire à l’extérieur l’Association des Etudiants des Colonies Portugaises. Celle-ci (UGEAN) est créée en 1961 à Rabat. Je ferais partie de la commission d’organisation du 2ème Congrès de l’UGEAN tenu à Rabat (1962). 

Je suis revenu sur le terrain, au Mozambique bien d’années après, En 1994, j’ai été Observateur International, pour l’Union Européenne, aux premières élections présidentielles et législatives libres tenues au Mozambique. Pour la Ligue Mozambicaine des Droits Humains (LMDH), j’ai été encore Observateur aux élections de 1999 et 2009.

L’ITALIE

Comme d’autres étudiants des colonies portugaises exilés à Paris en 1961, j’ai obtenu via le Conseil Mondial des Eglises, et en particulier, la CIMADE, une bourse pour poursuivre les études à Rome.

Pendant le séjour à Rome (5 années), j’ai poursuivi mes contacts avec les étudiants des colonies portugaises, en tant que membre de l’UGEAN (voir ci-dessus). J’ai été amené à avoir des relations militantes avec le PCI (Parti Communiste Italien) dans le cadre de la mise en relation avec des leaders du mouvement nationaliste des colonies portugaises et en particulier du Mozambique.

J’ai participé aux mouvements étudiants, principalement à la grève de 1965 et celle de fin février 1967 (manif Valle Giulia, fac architecture de Rome).

J’ai cherché à suivre la production d’idées politiques dans les mouvements minoritaires de jeunes. J’ai ainsi suivi Lotta Continua  e Potere Operaio, ainsi que, plus tard, les Brigatte Rosse. Ces mouvements je les ai suivis même après mon installation à Grenoble (fin 1966). Dans les premières années de l’installation à Grenoble, j’allais, de temps à autre, le week-end, à Turin pour suivre l’action militante de Lotta Continua auprès des ouvriers de FIAT.

Dans les années 80, cette expérience mène à établir des relations amicales avec Oreste Scalzone (leader étudiant italien très connu) qui se réfugie en France à cette époque.

FRANCE

Mes premiers travaux professionnels d’économiste sociologue ont porté sur les conditions de vie et de travail des travailleurs migrants algériens en France. J’approfondissais par ailleurs d’autres aspects touchant la diversité de la migration économique.

J’ai vécu pleinement les évènements de 1968 à l’Université des Sciences Humaines de Grenoble, en m’associant avec le mouvement étudiant local émergeant suite aux grandes manifestations d’étudiants de Paris début Mai 68. Ce mouvement réussit à prendre le bureau de l’UNEF à une direction d’influence trostkyste qui a poursuivi des luttes encore sur l’année 1969.

Bien qu’inséré – en tant que migrant moi-même – dans le mouvement associatif local et national portugais, je n’aborderais ce sujet comme thème de recherche que dans la période qui suit le coup d’état du 25 Avril 1974. Alors, spontanément et en quelques jours je produis un petit rapport sur le mouvement associatif local qui fût envoyé ensuite au Secrétaire d’Etat aux Communautés immigrées du gouvernement formé après le coup d’état.

Cette participation aux luttes d’étudiants et de soutien aux luttes ouvrières (présence dans les manifestations d’ouvriers grévistes), a été probablement à l’origine d’un arrêté d’expulsion du territoire qui m’a été communiqué oralement par le directeur de mon institut de recherche. Quelques heures après cette annonce, je passais la frontière avec l’Italie, où je me suis réfugié pendant un mois. Le retour a pu néanmoins avoir lieu, l’arrêt d’expulsion n’ayant pas été mis à exécution.

Huit ans plus tard, ayant déposé une demande de naturalisation française, j’ai eu la surprise de recevoir un refus. J’ai fini par l’avoir, quelques années après. La gauche mitterrandienne avait accédé au pouvoir et j’ai mis au courant de ma demande le responsable de la Commission Immigration du PS, ainsi que le directeur du Fonds d’Action Social (FAS). Le Ministre de l’Intérieur, Gaston Deferre, m’a averti que ma demande serait examinée (dossier « naturalisation » dans les archives déposées).

Dans les années 80 – années pendant lesquelles le Portugal mène une politique plus ouverte envers les communautés émigrées – en France, avec un gouvernement dominé par le PS, le mouvement associatif local des Portugais se développe et prend des proportions nouvelles avec des échanges bien plus importants que dans la décennie précédente. Le SPAC (Service d’Aide aux Communautés), intégré dans les services consulaires, facilite le lien entre dirigeants associatifs actifs et dynamiques. Des groupes de jeunes, issus le plus souvent des groupes folkloriques crées dans les associations de leurs parents, créent des groupes musicaux ou/et de dance.

C’est dans ce contexte qu’est créé le CEDEP (Collectif d’Etudes et Documentation de l’Emigration Portugaise), en 1982. Le CEDEP a réuni des dirigeants associatifs, des chercheurs et animateurs d’associations et ONG françaises, y inclus la Pastorale des Migrants, et des membres du SPAC, à titre individuel. Le membre fondateur le plus engagé fut Manuel Dias, son premier président. José Vieira, après son engagement dans Convergence 84 Pour l’Egalité (1984), a été l’animateur du CEDEP préparant une exposition de photographies sur l’immigration portugaise (1985).

Une des raisons qui ont amené à la création du CEDEP fût la prise de conscience d’un certain isolement du mouvement associatif portugais en France. Cet isolement était partiellement dépassé dans le cas de dirigeants associatifs (peu nombreux) plus ou moins proches de certaines structures sociales (telles que des partis politiques, église catholique ou mouvements antifascistes radicaux). Le CEDEP a cherché des liens avec des structures officielles ayant trait à l’immigration (FAS en particulier), ainsi qu’aux structures militantes (fédérations associatives de migrants, ONG). C’est dans ce cadre que le CEDEP a participé activement au CAIF (Conseil des Associations Immigrés de France), particulièrement dynamisé par des associations maghrébines.

CONVERGENCE 84 POUR L’EGALITE, après la dite Marche des Beurs (1983), a été une initiative dans laquelle des jeunes portugais – alliés à des jeunes d’origine maghrébine, d’origine française et avec une fraction des marcheurs de l’année précédente – ont un rôle déterminant, en particulier dans l’organisation des trajets à mobilette qui devaient converger vers Paris. Hélas, les médias, en général, «n’ont pas vu» la participation portugaise, et la thématique de la valorisation de la diversité ethnique française a été abandonnée en cours de route. C’est l’antiracisme qui a été repris en changeant ainsi l’orientation générale prise au départ de la mobilisation .

Cette péripétie est venue renforcer l’analyse donnant aux immigrés portugais la qualité d’«invisibles ». Cette «invisibilité» se présentait ici sur un aspect négatif : leurs initiatives au sein de la société française passaient inaperçues.

 

 

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