Viagem de clandestino – par João António PiresViagem de clandestino – par João António Pires

Viagem de clandestino

1

rapazes e raparigas

que me conheceis desde pequenino

eu fui dos tais

que para França émigrei clandestino

2

os meus martirios passei

au destino me lançei

para na frança émigrar

grandes montanhas andei

para ver de la chegar

3

agora vos vou contar

o que foi meu viajar

eu digo a sorrir,

mas nao a brincar

o dia era para dormire a noite para caminhar

4

no dia 11de julho de 1965

acreditai no que eu vos digo

olhai que eu nao minto

a nossa terra deixei com o rosto cheio de lagrimas

dor que hoje nao sinto

5

as oito horas da noite larguei

do meu pequeno lar

nem pela povoaçao passei

para mais lagrimas nao arramar Continuer la lecture de « Viagem de clandestino – par João António PiresViagem de clandestino – par João António Pires »

Hendaye, frontière – par Glória da SilvaHendaye, frontière – par Glória da Silva

Hendaye, frontière

Sa belle mer bleue, je l’ai aperçue pour la première fois le 16 juillet 1972. Je ne connaissais pas encore son nom. Le train s’arrêta là. Plus de mer bleue par la fenêtre du train. La gare d’Hendaye m’ordonnait de descendre. Contrôle des passeports. Le  blanc immaculé des blouses au   contrôle sanitaire. Et nous, tous alignés les uns derrière les autres. Des inconnus parlant une langue inconnue. Des fonctionnaires de l’ONI, chargés de l’accueil aux portes de la France. De la France et du français partout autour de moi. Mon plus long voyage en train, mon voyage d’émigration. Le train roulait déjà depuis des centaines de kilomètres en terre étrangère. Mais c’est là, à Hendaye, que je quittai réellement mon pays natal. Vérifications. « Le titulaire de ce passeport a satisfait aux obligations relatives à l’immigration, en application de la Convention Franco-Portugaise du 31 Décembre 1963. Il est bénéficiaire d’une autorisation de groupement familial. Porto – 14.07.72 – République Française –  Office National d’Immigration  (l’ONI)».

Transbordement. Des valises bien ficelées, des sacs débordant de tout, des enfants traînants de fatigue, une foule désordonnée de passagers novices, enfin des voyageurs atterrissant sur la lune. Le train pour Paris – Austerlitz se tenait, prêt, sur le quai en face. Entre lui et nous un haut grillage. Nous avons suivi le mouvement qui s’engageait dans un souterrain. Au bout du tunnel mon père m’envoya devant, repérer le wagon et réserver les places. A qui dire ma peur de me perdre ? Et dans quelle langue ? C’est là, à Hendaye, que je quittai définitivement mon enfance.

Par la suite, j’ai eu souvent l’occasion de revoir cette gare. Dans les deux sens. Même ambiance de transport de bestiaux que l’on estampille. Et parfois l’air irrespirable du train pour Paris qui entassait le double de passagers. La correspondance ratée ne bousculait en rien les horaires français. Même, plus tard, le confort des places couchettes ne nous épargnaient pas cette halte forcée au seuil des terres de France. Le train reculait un peu dans un  toussotement nerveux et disparaissait dans un hangar. Personne ne descend. On montait le tout. Et les essieux redescendaient plus larges ou moins larges, plus espagnols ou plus français. Canicules des mois d’août.

On roule sur la Nationale 10 comme sur des rails. Droite. Plate.  Et elle mène aussi à Hendaye. A son poste frontière. Longtemps avant, bien avant que la voiture ne ralentisse, je voyais le geste du bras du garde frontière donnant l’ordre de sortir du rang. Injonction au ralenti comme dans un cauchemar. Je listais les motifs possibles. Quatre enfants comptent pour deux passagers ? Les fesses serrées, je cherchais un bout de banquette. Je ne voyais que la suspicion dans le  regard  du policier qui dévisageait   celui qui ne faisait pas partie de la fratrie. Et voyageait avec de faux papiers. Tampon « sortie ». Tampon « entrée » Jamais au poste frontière d’Hendaye on nous demanda d’ouvrir les bagages, de démonter les banquettes ou d’avouer que nous transportions plus de deux bouteilles de vin de Porto.

Hendaye est une belle ville du pays basque français, dit-on. Moi, je vous dis que Hendaye est une gare. Moi, je vous dis que Hendaye est un poste frontière.

Gloria da Silva – Novembre 2006

Allez voyage pas – par Ilda Mendes dos SantosAllez voyage pas – par Ilda Mendes dos Santos

Allez voyage pas

« On multiplie ses pas

pour avoir plus de terre …

On bouge

et le monde trouve son assise.

Il suffit d’un pas

pour que le monde

commence. », J.-L. Giovannoni

Ma mère me disait, qu’enfant, ses chaussures c’étaient des sabots ou des chaussures noires taillées dans du caoutchouc. Et c’était heureux d’avoir des souliers sinon on allait pieds nus.

Les gens marchaient énormément. Des villages reculés, des bourgades escarpées, des sentiers poussiéreux plutôt que des routes asphaltées… Et ça montait et ça descendait. On marchait pour aller travailler aux champs, pour aller à la foire, pour aller à la messe, pour aller à l’école, bien souvent le soir, dans un village plus lointain. On marchait à l’occasion des fêtes paroissiales. À l’occasion des processions, des mariages et des cortèges funèbres. Et pour aller travailler, plus loin toujours, dans les campagnes où l’on avait besoin de bras… garder des troupeaux, faire les semailles les récoltes, pour servir à la ville comme servante. Les hommes marchaient pour les mêmes raisons, et parfois pour l’armée. Bref, ce que ça pouvait marcher… donc des chaussures en caoutchouc, quand il y en avait, c’était bien.

Les fameuses portugaises bien droites, mollets rondelets et musclés, et hop, ça s’élance dans les villages, dans les villes… On marche loin pour pouvoir vivre. On va se louer ou on est « placé » à la ville. On y va à pied et, quand on est maltraité dans une maison de bourgeois ou de paysans plus aisés, on repart. On revient à pied.

Parfois il peut y avoir une carriole, un âne qui s’arrête sur le bord du chemin. Rarement une voiture. De toute façon est-ce qu’une voiture se serait arrêtée pour prendre quelqu’un au bord d’une route, une femme, un gamin, un homme aux pieds crevassés, aux chaussures plus défoncées que le maigre asphalte… Vous le faites vous aujourd’hui ? Alors pourquoi les quelques nantis qui avaient des voitures autrefois dans ces coins-là l’auraient-ils fait ?

Pour aller au Brésil autrefois, on marchait, mais aller à Lisbonne prendre un bateau, ça faisait loin. On pouvait peut-être prendre un train… jusqu’au train on marchait. Sur le quai, on piétinait. Et paf, traversée de trois semaines, où les pieds tournaient en rond. Ils devaient soudain se demander ce qui pouvait bien leur arriver.

Pour aller dénicher le paradis français, le pied… s’il n’y a pas de passeport, et bien il y a la marche de nuit jusqu’à la frontière. Ça faisait un peu de changement car avant c’était toute la sainte journée qu’on marchait. Le corps devait se reposer le soir pour bien travailler le lendemain. Pas trop traîner, pas le soir… on sait jamais les mauvaises pensées dans les pieds, dans les mains, à la nuit tombée… vaut mieux s’affaisser.

Donc, le Salto. Le pied qui fait le bond. Mais pour faire le bond d’un trou ou d’une ville du Portugal, nord centre sud, jusqu’à une ville, un bidonville ou un village français, nord centre sud, et bien il fallait non pas prendre son souffle pour sauter, mais faire des petits pas sans cesser, pas de loup, pas feutrés pour pas se faire remarquer. Le pas pas. Déjà qu’il n’y avait pas de bottes de 7 lieues mais des chaussures en plus ou moins bon état. Vous avez regardé les chaussures de ceux qui n’en ont qu’une paire pour marcher, et qui ne font que tourner en rond dans une ville ? Donc, le « salto ». Des tas de passages clandestins. Nos parents, des amis, des récits, des films nous racontent les mêmes histoires, et ce n’est jamais la même histoire car c’est celle d’un homme, d’une femme. C’est l’histoire d’un corps qui a deux pieds pour aller de l’avant. Mon père a réussi à passer en France à sa troisième tentative. Il m’a dit que lors de la première, un homme avait fait une mauvaise chute dans la nuit. La chaîne humaine s’est arrêtée en entendant son cri suivi de gémissements. Le passeur est venu dire aux hommes que le blessé ne pourrait plus marcher, qu’il avait dû se casser quelque chose, qu’on allait le ramener. Mon père se doutait-il de ce qui me semble être la vérité : jamais le passeur ou l’un de ses compères n’allaient ramener cet homme.  Des histoires pareilles devaient pousser à faire attention où l’on mettait les pieds. Pas de tristesse ni d’ironie. La vie dans les pieds, puisque c’était tous ce que ces hommes avaient : des pieds pour pouvoir franchir une frontière et des bras pour travailler. Le reste du corps et de la tête restés entre, dans cet espace entre un coin portugais et un coin français. En suspens, à faire le grand écart, à aller et venir, dans l’espoir, le souvenir, le désir.

Il n’y a pas que des pieds qui ne cessent de marcher sur des sentiers, sur des rochers, dans l’herbe ; des pieds qui se ramassent sur le corps dans des camions à bestiaux ou qui restent posés, bien muets, dans des wagons. Que devaient penser les yeux et les corps en arrivant enfin devant les Pyrénées ? Là, il arrivait encore que certains se fassent prendre par les carabiniers espagnols.

Enfin, après avoir essayé de bien retenir son souffle pour s’élancer, certains passent : à pied ; avec un peu de barque, le corps mouillé ; avec un peu de camion, le corps ployé ; avec un peu de train, le coeur serré. Le mouvement incessant. Jamais en repos le corps.

Et puis il y a le voyage en bus. Il y a encore des tas de voyages en bus, France Portugal France. Je ne peux rien raconter. Je n’ai l’ai fait qu’une fois pour venir en France avec ma mère et mon frère aîné. Aucun souvenir. Je suis allée pourtant porte de Charenton d’où partaient et arrivaient les autocars. J’en vois maintenant près de la place Clichy. Bien modernes. Je ne peux m’empêcher de toujours m’arrêter pour regarder, pour tenter de comprendre qui sont ces enfants portés dans des bras, ces femmes, ces hommes, ces ballots… qu’est-ce qu’il y a dedans? Où vont-ils comme ça… Mais je ne sais pas grand chose des voyages en car. À d’autres de les raconter.

Parfois, en lisant une information sur les autocars trop chargés, les chauffeurs poussés par les compagnies à aller trop rapidement, ces routes essoufflées entre un point et un autre… je me demande : et comment c’était avant… et je pense à toute l’organisation… Aller jusqu’au point de départ, comment on y allait si on était si chargé. Des tas d’amis qui devaient venir vous aider à transporter des sacs, des valises, des paquets ficelés, des bonbonnes de vin, des paniers avec la nourriture pour le voyage. Et on imagine, on imagine. Et au retour, encore de la famille ou des amis qui vous aident à retirer les sacs, les valises, les cartons, les bonbonnes, des trucs et des tas de trucs. Un mois plus tard, c’est reparti dans l’autre sens.

Et puis il y a eu le train. Je l’ai fait oui, mais bien plus tard. J’étais déjà adolescente. De la gare d’Austerlitz, peu de souvenirs ; de Coimbra B, ou de Santa Apolônia, peu de souvenirs. Je me souviens seulement des familles sur les quais, des sacs qui naissaient de la terre un peu partout, des gosses, des paniers pour les repas… Je me souviens de ce brouhaha à la frontière où il fallait changer de train à cause des fameux rails ibères. De la précipitation, des craintes et de cet état de fébrilité car on avançait, on allait vers la destination désirée comme si on se glissait dans un secret… Je me souviens que soudain le train en Espagne devenait très lent. Qu’il s’arrêtait sans cesse dans les endroits où l’on ne voyait personne. Que l’on attendait très longtemps arrêtés sur une voie avant de voir un train surgi du néant enfin croiser notre voie et repartir vers le même néant… Terres espagnoles sans fin, sans âme qui vive.  Dans mon wagon, Jacinto un vieux portugais m’a raconté qu’il rentrait à l’improviste : sa fille allait se marier, il ne voulait pas, alors il avait cessé de donner des nouvelles. Mais enfin, elle allait avoir un enfant, alors il rentrait à l’improviste. Il buvait et offrait des bouchées de son repas, passait dans le wagon d’à côté parler avec d’autres Portugais solitaires. Buvait, chantait, revenait, offrait son repas, jetait une canette par la fenêtre, repartait chanter, s’enivrait et s’agitait sans savoir où mettre les pieds. Il me racontait sa vie. Des allers et retours, en fait il ne parlait que de ça. Les siens restés là-bas, la vie qui se faisait sans lui et sa fille engrossée, et lui enragé. Lui resté ici, mais un « ici » qui est un « où ça ? ». Et il pestait car, dans notre train, il avait selon lui des tas de va-nu-pieds. C’était les touristes allemands qui, à l’époque, déferlaient sur le Portugal. Des jeunes à sandalettes orthopédiques, des sortes de birkenstock qui, alors, ne faisaient pas fureur. Le tourisme ne les aimait pas trop, car ces pieds nus n’avaient pas un rond, alors vous parlez de touristes… C’est vrai que quand on rentre, pour montrer que la vie va bien, on est chaussé, et bien. De toutes façons, on fait toujours attention à ce que vous portez aux pieds. Ça en dit long. Plus long que vos mains, des mains d’ouvriers, de femmes de ménage, des mains de gens qui n’arrêtent pas de s’activer. Les mains portent des traces, celles des pieds on essaie de les masquer sous des chaussures qui ne sont plus en caoutchouc.

Et maintenant il y a l’avion Tap, Air France, Nouvelles Frontières, Air Luxor et des tas d’autres coucous pour les dénicheurs d’affaires. C’est simple, il faut juste avoir la bonne circulation ou les chaussures délacées pour ne pas que les pieds soient gonflés. Mais c’est fou ce que des pieds arrêtés, qui vous filent quand même des fourmis dans les jambes, vous mènent loin en deux heures quarante. Loin derrière ? Encore que… les aéroports portugais ne desservent pas tous les coins dont des tas de gens sont partis à pied.

Mais en attendant, pendant des années et aujourd’hui encore, cette fameuse voiture que ne possédaient que le curé du village, le « doutor » local ou un touriste ou voyageur de passage, est devenue la propriété des voyageurs portugais. Là, la vie a changé. La voiture pour prouver qu’on pouvait voyager, aller et venir. La voiture des vacances demanderait un roman. La voiture a remplacé la bête précieuse que l’on soignait dans l’étable – l’âne ou le boeuf (on n’a jamais parlé de cheval). On l’astique, on la brique, on la nourrit, on regarde si elle toussote, si le coeur va pas lâcher et vous laisser en rade. On la protège même du soleil au Portugal !

En voiture… pour moi une longue route qui commençait au pied d’une tour, dans une ville, sur l’asphalte, à l’aube, très tôt en juillet ou en août, pour finir le lendemain, parfois tard, dans un village dépeuplé en terre battue.

Le père qui arrangeait la voiture, les enfants qui aidaient à descendre les affaires, la mère qui tentait de ranger au mieux les valises et les paquets. Et tout le monde, excité, de pester : phrase fameuse « on dirait que les valises sont en train de naître sous nos pieds… ça va donc jamais finir ce chargement ». Mais quelle drôle d’excitation… celle des voyages, du grand saut animé, de l’aventure… On ne voulait pas penser aux milliers de kilomètres à avaler, aux routes, aux embouteillages, à la fatigue. Enfin on embarquait. La carte déployée, liste des villes de la Nationale 10 : Chartres, Tours, Angoulême, Poitiers, Bordeaux, Biarritz, Hendaye, Irun… Espagne. La fameuse nationale 10 alors que la France chantait plutôt la nationale 7. Pas de chanson ni de film pour la 10. Dommage. Il y avait bison futé et des itinéraires bis que personne ne voulait vraiment suivre car cela éloignait trop du but, et puis on avait peur de s’égarer. Quand on a une liste de villes à suivre à la lettre et des panneaux à ne pas manquer, les déviations font peur. Il faut faire très attention : lire les panneaux, bien saisir les indications, tout ce monceau de signes français dont les Portugais n’ont jamais eu grand chose à faire. Jusqu’à encore très récemment un panneau de signalisation portugais, même dans une grande ville, c’était une aubaine. Une chose vraiment rare, comme si les Portugais aimaient les jeux de piste ou exigeaient l’achat d’une carte routière personnelle… et encore. Normal, les pieds portugais connaissent sans doute le chemin de la maison. Pas besoin de pancartes chez eux.

La campagne française défilait, les voitures suivaient. Yeux du conducteur rivés sur la route, le niveau d’essence. Des voitures devant derrière à côté. Longtemps aussi chargées que celle qui nous portait. Porte-bagages débordant… papa et maman devant, enfants derrière, voiture un peu tassée, sourires ou tensions quand on double, crainte de rater la bonne bifurcation, peur d’un bouchon trop long, crainte de la panne ou de quelque chose dont il vaut mieux ne pas parler… la route des vacances. C’est là que j’ai remarqué que la campagne française, ces grandes étendues entre des villes aimaient les peupliers, ces grandes allées efflanquées qui défilaient, des arbres que l’on pouvait s’amuser à compter pour se donner l’impression d’avancer. Des tas de villes pittoresques. Et puis cette longue procession qui traversait des coins qui avaient quand même l’air parfois sinistre. On imaginait ces villes coupées par la nationale 10. Cela devait être dangereux et épuisant de passer d’un trottoir à l’autre au moment des vacances. Aujourd’hui on prend l’autoroute. Bien plus rapide. On ne voit pas les villes et ces joyaux du patrimoine français juste entrevus : une cathédrale, une Loire, un château, un goût de vieille ville, un site, un point de vue… de toute façon, on n’en avait déjà rien à faire : le corps était entièrement tendu vers un coin paumé dans un ailleurs et qui était tout. Aujourd’hui c’est pareil, et les panneaux sur l’autoroute aux abords des villes vous disent tout ce que vous auriez pu avoir envie de savoir (château de tel siècle, trucmuche et sa cathédrale, et untel qui est né là, rayonnante beauté et ancienneté…). Toujours pas besoin de s’arrêter ou de faire un détour, il suffit de lire. Vite bien sûr pour aussitôt oublier.

On s’arrêtait peu souvent. Sans doute aujourd’hui les aires d’autoroute permettent-elles de le faire davantage. Une halte, le corps se détend, les pieds font quelques pas… et hop, là au bord de la route ou, si on est chanceux, dans un coin plus en retrait, on défait le panier repas. Non pas de sandwichs, des vrais repas comme à la maison. On mange, c’est sacré. Le repas c’est important, il suffit de voir à quel point aujourd’hui encore au Portugal, les gens activent leurs mandibules à toute heure de la journée. Et puis c’est quand même pour manger, ou mieux manger, que des tas de gens sont partis. On va pas snober un repas… pas fous. Même si la pause est rapide car… c’est reparti… et les peupliers, et les arbres, et les visages ahuris des Français posés sur les bords des villes à regarder les voitures chargées… et les visages tout aussi fugitifs et abrutis de ceux roulant à l’intérieur des voitures. Des visages dont on pouvait s’imaginer la vie le temps d’un instantané de nationale 10.

Jusqu’à Bordeaux, c’était très long. Et puis les Landes apportaient déjà un air de vacances. Je suis sûre que les Landes rappelaient déjà que la frontière n’était pas loin, donc le Portugal pas loin, parce que l’Espagne, on ne voulait même pas y penser. Une amie me disait que, dès Bordeaux, sa soeur et elle ôtaient leurs chaussures et enfilaient leur maillot de bain.

Et pourtant on les voyait les changements de paysage, on remarquait quand même que la France était très grande, très étirée, très différente. Mais seuls le Pays Basque et les Pyrénées faisaient naître une sorte de respect. Etait-ce la proximité de la frontière ? Etaient-ce les souvenirs des passages, des « saltos », la peur des uniformes, même si cette fois tout était en règle ? Le barrage des Pyrénées. Les voitures montaient plus lentement. La frontière, les voitures qui s’arrêtent… mais les douaniers à l’aller, fatigués, ne faisaient que lever le bras pour faire passer. Allez, allez faites passer, roulez. Allez, allez roulez, disparaissez… De l’autre côté, c’était différent. Coup d’oeil inquisiteur des douaniers espagnols avec leur uniforme amusant. Enfin, pour des enfants. Cet uniforme devait sans doute raviver des souvenirs différents chez bien d’autres personnes.

Quel est le nom de la nationale espagnole que les voitures portugaises traversaient pour aller, par exemple, jusqu’à Vilar Formoso ? Pas la moindre idée. Là encore, un chapelet de noms de villes grandioses : Vitoria, Burgos, Valladolid… Salamanque. Et on s’en foutait. Il fallait seulement arriver à un but pour aussitôt penser au suivant. Quand une carte annonçait les kilomètres énormes qui, peu à peu, s’amenuisaient et qu’on touchait la présence d’une ville, aussitôt on guettait le panneau qui annonçait la prochaine… Mais l’Espagne, c’était immense. C’était vraiment immense. Ça n’en finissait pas. Des villes soudain émergeaient, comme un mirage, hiératiques, et on ne les regardait pas… On ne voyait que des routes qui n’en finissaient pas, des champs, des plaines, des collines et des sierras où trônait le fameux taureau espagnol. La vraie pancarte de l’Espagne. Je ne comptais plus les arbres, je comptais les taureaux. Je regardais leurs quatre jambes solidement plantées au loin. Pour ça, ils étaient plantés, solides, hiératiques, indifférents à la multitude de voitures qui traversaient leur territoire en été. Je les trouvais plutôt majestueux, gardiens des immensités, à gouverner le vide. Ils avaient fière allure. Et puis il faisait chaud et ça n’en finissait pas. Il m’arrivait de penser que si on tombait en panne, on resterait là, oubliés, tant le vide poussait. On essayait de ne pas s’arrêter en Espagne. Des générations de Portugais se sont sans doute efforcées de ne pas vraiment s’arrêter en Espagne, de ne pas voir que l’Espagne était un pays. C’était à qui faisait la traversée en s’arrêtant le moins possible. Alors t’as mis combien de temps pour faire le voyage ? … Tant que ça? Ah moi, j’ai… Pourquoi aller si vite en Espagne, ignorer comme ça qu’on était en Espagne ??? Est-ce parce qu’on y avait tant marché ? Est-ce parce que cette Espagne faisait vraiment sentir ce que l’on voulait peut-être refuser : qu’il y avait un corps qui vivait étiré entre deux pays que l’on aimait, où l’on vivait, qu’il était difficile de joindre les deux bouts de ce corps pour qu’il soit enfin un, en repos, en paix, tranquillisé… Unir.

Dès la frontière France-Espagne, le corps était donc tendu vers l’autre frontière, la seule vraie ; les yeux étaient déjà là-bas, l’Espagne rasée, balayée… mais les pieds traînaient, oui, même si la tête allait de l’avant. Je me souviens pourtant si bien de Salamanque… on arrivait souvent à l’heure de la messe, ou, si on avait subi un méchant embouteillage, à l’heure de la promenade… les gens marchaient flânaient, cela semblait si gai, si détendu. Que devaient penser ces promeneurs devant ce défilé de voitures ? Tous ces Portugais qui couraient vers le Portugal sans sortir de la voiture. Pourtant, souvent avant la frontière, on s’arrêtait. La pause Ciudad Rodrigo. Et à la frontière on s’arrêtait vraiment. Vilar Formoso. Pause pieds, achats… soudain cette fameuse frontière qui là, oui, existait pour aussitôt s’évanouir… Des cadeaux. Dès qu’on franchissait ce seuil, on était vraiment ailleurs. C’est vrai que tout changeait comme par enchantement. La terre devenait autre, le paysage prenait abruptement un autre visage et l’air surtout était différent. Cette soudaine odeur de l’air, si différent de tous les autres, familier, accueillant, plus chaud et enlaçant… c’est vrai et c’est la chose la plus bizarre qui soit.

À partir de là, les routes n’étaient plus du tout droites, les routes portugaises autrefois n’étaient pas du tout soignées… mais même si on était encore loin de la maison natale, on était déjà là. Arrivés. Une fontaine, dans un coin, et on s’arrête et on se lave, on se lave les mains, le visage et les pieds. Faut arriver propres et gais.

En arrivant, près du village, pendant très longtemps, il fallait faire attention : les routes qui s’enchevêtraient… et puis pour arriver au hameau, pas vraiment de route … de grosses caillasses sur des sentiers tracés pour des carrioles et des marches à pied. Certains villages portugais ont dû enfin connaître ce que c’était qu’une route grâce au départ à pied de tant de gens. Pieds posés pendant un mois. Je crois qu’ils ne l’ont jamais été en éventail. Il fallait voir la famille, refaire les parcours de l’enfance, revoir les champs plus ou moins abandonnés… refaire l’ailleurs, l’autrefois.

C’est drôle tout ça.

Aujourd’hui, une Europe et des frontières abolies sur le papier et toujours davantage de gens qui marchent, qui voyagent en train, bus, voitures, avion, navire pour aller et venir, vivre, travailler, se sentir libre, échapper à la mort ou à la misère.

Une Europe, une France où pour des tas de gens il est plus difficile de venir que d’aller sur la lune. Aller donc obtenir un passeport si vous n’êtes pas européen… plutôt s’inscrire sur la liste d’attente d’une prochaine navette spatiale, là il doit y avoir de la place.

Aujourd’hui, des gens qui s’accrochent aux pieds des avions… Qui meurent étouffés, cachés dans des camions pour passer… pour aller vivre mieux ailleurs. Qui se noient en mer, sur des barques ou des bateaux surchargés et toujours clandestins, dans la nuit pour passer… pour aller vivre mieux ailleurs.

Dans nos rues, des gens qui marchent, qui ne font que marcher toute la journée. Certains n’ont pas de chaussures. D’autres ont l’air soignés mais si vous regardez leurs pieds, vous verrez des chaussures qui font triste mine… dans la ville, il y a toujours le déplacement, le voyage et l’exil.

Pas de note triste, non.

C’est le voyage et le pas qu’il faut faire pour être debout. Pour aller de l’avant, pour aller vers, pour simplement désirer. Je n’aime pas l’expression française « être bête comme ses pieds », car c’est ce qu’il y a de plus intelligent, non ? Ils nous permettent d’aller quelque part, de danser et de sauter. Et puis on peut les toucher de la main comme le font les enfants. Les petits s’amusent déjà à toucher leurs pieds quand ils ne peuvent pas encore marcher. Les pieds disent des tas de choses… autant que des mains, lignes de vie sur la terre, qui permettent de toucher et de respirer.

Ilda Mendes dos Santos – septembre 2005

Je suis parti – par Caetano da SilvaVim-me embora – por Caetano da Silva

Je suis parti 

I

Je suis parti d’Alentejo

Car j’y vivais bien mal

Je suis parti pour Lisbonne

Travailler dans les chantiers navals

II

J’en avais vraiment assez

Ma vie allait de mal en pis

J’ai  décidé de passer en France

Sans même avoir de passeport

III

J’avançais la peur au ventre

Un compagnon me dit alors

Caetano fais  attention

Voilà un carabinier

IV

J’avançais tout trempé

Et serrant mon baluchon

Je lui répondis tout bas

Ce qu’il  faut c’est du courage

V

Le carabinier a fait demi tour

En franchissant une clôture

Le passeur dit ceci

Nous arrivons à la frontière

VI

Le sourire aux lèvres

J’arrivais enfin à Paris

Je m’en fus dormir la première nuit

Dans le bidonville de Saint Denis

VII

Ce n’était que boue et eau mêlées

Et moi tout dépenaillé

Mais au bout de quelques jours

J’ai vite trouvé  du travail

VIII

Mon voyage s’est achevé

Et des  fois je me dis

Que j’ai toujours le manteau

Que m’accompagna tout  au long du cheminVim-me embora

I

Vim-me embora do Alentejo

Que a vida lá estava mal

Vim trabalhar para Lisboa

Lá na construção naval

 

II

Andava tão aborrecido

Rezava mal a minha sorte

Pensei em passar para França

Mesmo sem ter passaporte

 

III

Ia com medo e assustado

Disse-me assim um companheiro

Caetano faz atenção

Que vem ali um carabinero

 

IV

Eu vinha todo molhado

E segurando uma embalagem

Eu disse-lhe assim baixinho

O que é preciso é coragem

 

V

O carabinero voltou atrás

A subir uma barreira

O passador disse assim

Estamos perto da fronteira

 

VI

Da alegria de um sorriso

Ia chegando a Paris

Fui dormir a primeira noite

Nas barracas em Saint-Denis.

 

VII

Era só água e lama

Andava ali num bandalho

Mas ao fim de poucos dias

Arranjei logo trabalho

 

VIII

Terminou minha jornada

As vezes penso sozinho

Inda tenho o sobretudo

Que me acompanhou no caminho

 

Caetano da Silva

Le récit de mon voyage jusqu’en France – par Daniel da Silva MacedoHistória da minha viagem até França – por Daniel da Silva Macedo

Le récit de mon voyage jusqu’en France

Juste après Braga

Les choses ont mal tourné

Nous sommes montés dans le car

Et là déjà quelle frayeur

Une demie heure après

La police a surgi

S’est postée devant le car

Pour lui barrer la route

Un policier est monté – c’était un sergent

Il nous a bien regardés

Et il a fait descendre deux gars

Quelle peur on a eu que ça tombe sur nous

Une autre frayeur nous attendait

Il a ordonné au car de se garer

Nous étions terrorisés

Qu’il vienne nous débarquer

Après un signal

Le car a pu repartir

Nous étions rassurés

Et avons cessé de nous inquiéter

Après quelques mètres

Le car s’est arrêté

Quelle nouvelle frayeur

Quand le passeur s’est levé

Après que le passeur s’est levé

Nous sommes descendus aussi

Et là il nous a demandé

S’il manquait quelqu’un

Nous lui avons demandé

S’il n’avait rien remarqué

Quand le sergent est monté

Deux hommes sont descendus avec lui

Le passeur nous dit aussitôt

Très surpris

Ça tourne mal

Nous sommes tous perdus

Le passeur nous dit soudain

Sautez avec moi

Une voiture arrive

Il y a peut-être danger

C’est ce qui s’est passé

La peur nous a saisis

Cachés au milieu des ronces

Quand la jeep est passée

Dans l’eau jusqu’aux genoux

Nous avons dû tenir bon

Et puis le passeur nous a dit

Il nous faut y aller

Ainsi nous avons marché

Mais avec l’envie de pleurer

En pensant que ce n’était que le début

Et que ça se passait si mal

Les pentes de la montagne étaient terribles à gravir

Nous avancions à grand-peine

Par des chemins étrangers et sombres

La pluie tombait  et l’orage grondait

Le passeur nous dit alors

Maintenant  attendez-moi ici

Je vais aller sur la route

Voir si la voie est libre

Si je ne reviens pas –  a dit le passeur

Faîtes bien attention

C’est  que j’ai été pris

Et emmené en prison

Mais grâce à Dieu

Rien de tout cela n’est arrivé

Dans les délais prévus

Le passeur est revenu

Nous avons continué notre voyage

Mais très abattus

Toujours au Portugal

Et déjà si fatigués

Puis nous avons retrouvé d’autres compagnons

Couchés dans une grange

Pleine de puces et des rats

Quelle bonne partie de rire

Tard dans la nuit

Nous avons entendu des bruits dehors

C’était la police qui rôdait

Qui essayait d’ouvrir les portes

Trois nuits de suite

Cela a recommencé

Et nous tous tenaillés par la peur

D’être arrêtés

Nous sommes restés là

Cinq jours sans pouvoir sortir

En permanence dans l’incertitude

En permanence sur le qui-vive

Un samedi à sept heures et demie

Nous sommes sortis de là

Pour rejoindre le camion

Par des chemins inconnus

Après tout ça

Deux heures de car

Sept heures et demie à pied

Pour traverser la frontière

Le chemin que nous avons pris

Sans tracé ni contours

Etait des plus difficiles

Et longeait des précipices

Nous avons pris un camion

Et pensions nous y reposer

Nous sommes arrivés à Madrid

Encore plus fourbus

Nous avons roulé 24 heures en camion

Sans mettre le nez dehors

Un des gars que la soif rendait fou

Aggravait notre tourment

En arrivant à Madrid

Le camion  s’est arrêté

Le camarade fou de soif

En bas du camion  s’est jeté

Après cet épisode

Nous avons toujours été  assaillis

Par tant de peines et de peurs

Je ne sais comment nous en avons réchappé

Puis sur une colline

Près de Pampelune

Trempés et morts de faim

Nous avons caché notre honte

Cinq jours dans la montagne

Cinq  nuits sous la pluie et dans le froid

Nous avons été contraints de descendre

Pour  demander à manger

Avec l’envie de pleurer

Contraints d’en arriver là

Contraints de demander de l’aide dans les maisons

Ne voulant pas  mourir sur place

Au cinquième jour nous avons décidé

Chacun devait se prononcer

Nous devions choisir une direction

Même si nous allions en prison

Dans une montagne d’Espagne

Ce scélérat nous a abandonnés

Des hommes mariés et des célibataires

Trente cinq hommes il  a laissés

De toutes ces épreuves traversées

Je ne peux pas tout raconter

Car raconter dans le  détail

Personne n’y croirait

Avec nos faibles forces

Nous avons repris la route

Apaisant alors notre faim

Avec des sardines du pain et du vin

Après les sardines le pain et le vin

Nous nous nous sommes remis à marcher

La peur nous ayant quittés

Nous nous sommes mis à chanter

Accompagnés de nos chants

Nous avons réussi à passer

Les carabineros nous ont vu

Et ne nous ont pas arrêtés

Ce voyage a duré

Du lever au coucher du soleil

Nous avons dû nous arrêter

Et attendre un passeur espagnol

Le passeur s’est présenté

Et avec lui nous avons négocié

Pour qu’il nous mène en France

Et cette nuit nous avons dormi là

A trois heures du matin le 13 février

Nous avons repris la marche coûte que coûte

En trois jours et trois nuits

Nous avons atteint la frontière française

A la gare de Bayonne

Le passeur nous a quittés

Et nous avons pris le train

Avec le billet qu’il nous avait acheté

Nous avons continué notre voyage

Et sommes arrivés à Bordeaux

Seul et sans connaître personne

Je me disais “ que Dieu me vienne en aide ”

Seul avec mes pensées

A l’intérieur de cette gare

Je me voyais perdu

Ça me faisait mal au cœur

Dieu m’a donné une idée

Celle de me faire mendiant

Car je ne trouvais personne

A qui je pouvais m’adresser

Je suis allé vers un policier

Et il m’a écouté

Mais ne me comprenant pas

Il a appelé quelqu’un pour parler à ma place

Quelques minutes après

J’ai pu enfin me calmer

Voyant un Portugais

Avec qui j’ai pu parler

Montrant au Portugais

La direction que je cherchais

Il m’a acheté un billet

Et n’a pas pu davantage m’aider

Il m’a aussi donné dix francs

Pour que j’achète du pain et du vin

Pour que je puisse tenir le coup

Et parvenir à destination

Après avoir mangé le pain

Je me suis assis dans un jardin

J’avais tellement faim

Que tout le monde me regardait

L’heure du départ est arrivée

Je suis monté dans le train

Et jusqu’à Clermont Ferrand

Quelles ne furent mes pensées

Du 1er au 15 février 1966

Ce furent quinze jours de tourments

Portugal-France par des petits chemins

Et seulement 24 heures de camion

Daniel da Silva Macedo –  février 1966História da minha viagem até França.

 

Logo a sair de Braga

Começou a correr mal

Entrámos na carreira

E logo um susto tal

 

Meia hora depois

A guarda se apresentou

Na frente da camioneta

Onde ela parou

 

Entrou a guarda –era um sargento-

Olhando para todos nós

Mandou sair dois

E que medo se fôssemos nós

 

E para mais susto

Mandou a camioneta encostar

E nós sobressaltados

Que nos vai mandar chamar

 

De momento houve sinal

Para a camioneta andar

Andámos mais tranquilos

E deixámos de cismar

 

Poucos metros mais

A camioneta parou

Quando outro susto apanhámos

Quando o guia se levantou

 

Depois dele se levantar

Nós saímos também

E onde ele perguntou

Se faltava alguém

 

Nós lhe perguntámos

Se não deu por ela

Quando o sargento entrou

Saíram dois homens com ela

 

Logo o guia nos disse

Muito surpreendido

Está a correr mal

Estamos todos perdidos

[…]

 

Daniel da Silva Macedo – Fevereiro de 1966

Préface : récits de voyage – par Ilda Mendes Dos SantosPréface : récits de voyage – par Ilda Mendes Dos Santos

Préface : récits de voyage

 

 « On multiplie ses pas

pour avoir plus de terre …

On bouge

et le monde trouve son assise.

Il suffit d’un pas

pour que le monde

commence. », J.-L. Giovannoni

Aujourd’hui, une Europe et des frontières abolies sur le papier et toujours davantage de gens qui marchent, qui voyagent pour aller et venir, vivre, travailler, connaître, être libre, échapper à la mort ou à la misère

Une Europe, une France où pour des tas de gens il est plus difficile de venir que d’aller sur la lune. Aller donc obtenir un passeport si vous n’êtes pas européen… plutôt s’inscrire sur la liste d’attente de la prochaine navette spatiale, là il doit y avoir de la place.

Aujourd’hui, des passagers, à jamais clandestins, qui s’accrochent aux pieds des avions pour quitter leur terre…

Qui meurent étouffés, cachés dans des camions pour passer… pour aller vivre mieux ailleurs. Qui se noient en mer, sur des barques ou des bateaux surchargés dans la nuit pour passer… pour aller vivre mieux ailleurs.

Qui passent encore d’innombrables lambeaux de frontières, à pied.

Dans les rues de nos villes, des gens qui marchent, qui ne font que marcher toute la journée parce qu’ils ne savent pas, ils n’ont pas où se poser. Certains n’ont pas de chaussures. D’autres ont l’air encore soignés, mais si vous regardez leurs pieds, vous verrez des chaussures qui font triste mine… toujours  le déplacé, l’inlassable voyage et l’exil.

Pas de note triste.

C’est le voyage et le pas qu’il faut faire pour être debout. Pour aller de l’avant, pour aller vers.

Pourquoi l’expression française « être bête comme ses pieds » ? N’est-ce pas ce qu’il y a de plus intelligent ? Car les pieds nous permettent d’aller quelque part. Et puis on peut les toucher de la main, comme le font les enfants. Les petits touchent déjà leurs pieds quand ils ne peuvent pas encore se tenir debout. Les pieds disent des tas de choses… paumes et lignes de vie contre la terre, qui permettent d’avancer, de s’élancer. On marche et le monde respire.

Ilda Mendes Dos Santos

L’orange – par Cândida Rodrigues

L’orange

[…]

Un beau jour de 1965, mon père a été dénoncé. Il s’est échappé, et s’en est sorti, seul, et les pieds en sang. Il est arrivé en France, à Toulouse où il avait un frère, et une tante bigote.

Ma mère, elle, a pleuré, est retourné chez ses parents jusqu’à ce qu’il lui donne signe de vie.

Clandestines, nous le retrouvâmes en 1967. Deux ans pour faire 1500 kms, en ce temps là on savait prendre le temps de voyager!

De Toulouse, mon père avait trouvé et payé un passeur, originaire de Chaves. Il avait prévenu ma mère par courrier. En ce temps là, les femmes mariées devaient voyager avec l’accord du mari. Obtenir un passeport était exclu, nous allions voyager sans filet !

Nous sommes partis avec un frère de mon père, (déserteur, je crois), par le train, de Grândola, via Lisbonne, jusqu’à Chaves où nous avions rendez-vous. Nous avons rêvé le temps du trajet, arrivés au lieu dit, personne ne vint. Nous avons fait demi-tour. Retour à la case départ.

Quelques semaines, peut-être était-ce, quelques mois plus tard, nous sommes repartis à Chaves. Cette fois, le passeur était là. Combien étions-nous ? 5, ou plutôt 10 clandestins à l’appel. Les instructions étaient très strictes : la frontière se passait à pied, la nuit, et séparés les uns des autres pour échapper plus facilement aux chiens et à la vigilance des douaniers.

Le premier obstacle a été brillamment passé. Aucune arrestation. De vrais indiens ! Pensez-vous qu’une petite fille de 5 ans ait peur la nuit ? Détrompez-vous, même pas faim, même pas soif, même pas sommeil, et même pas de pleurs ! (ils pourraient entendre !)

En Espagne, nous prenons le train jusqu’à la frontière Irun/Hendaye. Cette fois, nous attendons la nuit pour dormir dans un grenier, où, damned, au petit matin, j’ai oublié ma robe à pois bleus, faite sur mesure, par Tia Beatriz. Inconsolable, j’ai été, longtemps.

L’aventure continue pour rejoindre Papa, Maman me l’avait bien dit qu’on y arriverait, mais où est passé Ti João ?

Cette fois, nous passons la frontière de jour, Maman me tient par la main, nous sommes au milieu d’Espagnols qui se rendent de l’autre côté. Qu’est-ce-qu’ils font ? Ils vont travailler. L’un deux, complice et ému de voir une si jeune femme avec une enfant m’offre une orange.

C’est la fin du voyage.

A partir de cette date, le Portugal, Grândola, la famille, les amis, nous sont interdits, ils nous sont fermés. Nous pensions à eux, comme s’ils étaient prisonniers et nous, presque coupables d’être libres.

Cândida Rodrigues – avril 2004

L’orange

[…]

 

Un beau jour de 1965, mon père a été dénoncé. Il s’est échappé, et s’en est sorti, seul, et les pieds en sang. Il est arrivé en France, à Toulouse où il avait un frère, et une tante bigote.

Ma mère, elle, a pleuré, est retourné chez ses parents jusqu’à ce qu’il lui donne signe de vie.

Clandestines, nous le retrouvâmes en 1967. Deux ans pour faire 1500 kms, en ce temps là on savait prendre le temps de voyager!

 

De Toulouse, mon père avait trouvé et payé un passeur, originaire de Chaves. Il avait prévenu ma mère par courrier. En ce temps là, les femmes mariées devaient voyager avec l’accord du mari. Obtenir un passeport était exclu, nous allions voyager sans filet !

Nous sommes partis avec un frère de mon père, (déserteur, je crois), par le train, de Grândola, via Lisbonne, jusqu’à Chaves où nous avions rendez-vous. Nous avons rêvé le temps du trajet, arrivés au lieu dit, personne ne vint. Nous avons fait demi-tour. Retour à la case départ.

 

Quelques semaines, peut-être était-ce, quelques mois plus tard, nous sommes repartis à Chaves. Cette fois, le passeur était là. Combien étions-nous ? 5, ou plutôt 10 clandestins à l’appel. Les instructions étaient très strictes : la frontière se passait à pied, la nuit, et séparés les uns des autres pour échapper plus facilement aux chiens et à la vigilance des douaniers.

Le premier obstacle a été brillamment passé. Aucune arrestation. De vrais indiens ! Pensez-vous qu’une petite fille de 5 ans ait peur la nuit ? Détrompez-vous, même pas faim, même pas soif, même pas sommeil, et même pas de pleurs ! (ils pourraient entendre !)

 

En Espagne, nous prenons le train jusqu’à la frontière Irun/Hendaye. Cette fois, nous attendons la nuit pour dormir dans un grenier, où, damned, au petit matin, j’ai oublié ma robe à pois bleus, faite sur mesure, par Tia Beatriz. Inconsolable, j’ai été, longtemps.

L’aventure continue pour rejoindre Papa, Maman me l’avait bien dit qu’on y arriverait, mais où est passé Ti João ?

Cette fois, nous passons la frontière de jour, Maman me tient par la main, nous sommes au milieu d’Espagnols qui se rendent de l’autre côté. Qu’est-ce-qu’ils font ? Ils vont travailler. L’un deux, complice et ému de voir une si jeune femme avec une enfant m’offre une orange.

C’est la fin du voyage.

 

A partir de cette date, le Portugal, Grândola, la famille, les amis, nous sont interdits, ils nous sont fermés. Nous pensions à eux, comme s’ils étaient prisonniers et nous, presque coupables d’être libres.

 

Cândida Rodrigues – avril 2004