Allez voyage pas – par Ilda Mendes dos SantosAllez voyage pas – par Ilda Mendes dos Santos

Allez voyage pas

« On multiplie ses pas

pour avoir plus de terre …

On bouge

et le monde trouve son assise.

Il suffit d’un pas

pour que le monde

commence. », J.-L. Giovannoni

Ma mère me disait, qu’enfant, ses chaussures c’étaient des sabots ou des chaussures noires taillées dans du caoutchouc. Et c’était heureux d’avoir des souliers sinon on allait pieds nus.

Les gens marchaient énormément. Des villages reculés, des bourgades escarpées, des sentiers poussiéreux plutôt que des routes asphaltées… Et ça montait et ça descendait. On marchait pour aller travailler aux champs, pour aller à la foire, pour aller à la messe, pour aller à l’école, bien souvent le soir, dans un village plus lointain. On marchait à l’occasion des fêtes paroissiales. À l’occasion des processions, des mariages et des cortèges funèbres. Et pour aller travailler, plus loin toujours, dans les campagnes où l’on avait besoin de bras… garder des troupeaux, faire les semailles les récoltes, pour servir à la ville comme servante. Les hommes marchaient pour les mêmes raisons, et parfois pour l’armée. Bref, ce que ça pouvait marcher… donc des chaussures en caoutchouc, quand il y en avait, c’était bien.

Les fameuses portugaises bien droites, mollets rondelets et musclés, et hop, ça s’élance dans les villages, dans les villes… On marche loin pour pouvoir vivre. On va se louer ou on est « placé » à la ville. On y va à pied et, quand on est maltraité dans une maison de bourgeois ou de paysans plus aisés, on repart. On revient à pied.

Parfois il peut y avoir une carriole, un âne qui s’arrête sur le bord du chemin. Rarement une voiture. De toute façon est-ce qu’une voiture se serait arrêtée pour prendre quelqu’un au bord d’une route, une femme, un gamin, un homme aux pieds crevassés, aux chaussures plus défoncées que le maigre asphalte… Vous le faites vous aujourd’hui ? Alors pourquoi les quelques nantis qui avaient des voitures autrefois dans ces coins-là l’auraient-ils fait ?

Pour aller au Brésil autrefois, on marchait, mais aller à Lisbonne prendre un bateau, ça faisait loin. On pouvait peut-être prendre un train… jusqu’au train on marchait. Sur le quai, on piétinait. Et paf, traversée de trois semaines, où les pieds tournaient en rond. Ils devaient soudain se demander ce qui pouvait bien leur arriver.

Pour aller dénicher le paradis français, le pied… s’il n’y a pas de passeport, et bien il y a la marche de nuit jusqu’à la frontière. Ça faisait un peu de changement car avant c’était toute la sainte journée qu’on marchait. Le corps devait se reposer le soir pour bien travailler le lendemain. Pas trop traîner, pas le soir… on sait jamais les mauvaises pensées dans les pieds, dans les mains, à la nuit tombée… vaut mieux s’affaisser.

Donc, le Salto. Le pied qui fait le bond. Mais pour faire le bond d’un trou ou d’une ville du Portugal, nord centre sud, jusqu’à une ville, un bidonville ou un village français, nord centre sud, et bien il fallait non pas prendre son souffle pour sauter, mais faire des petits pas sans cesser, pas de loup, pas feutrés pour pas se faire remarquer. Le pas pas. Déjà qu’il n’y avait pas de bottes de 7 lieues mais des chaussures en plus ou moins bon état. Vous avez regardé les chaussures de ceux qui n’en ont qu’une paire pour marcher, et qui ne font que tourner en rond dans une ville ? Donc, le « salto ». Des tas de passages clandestins. Nos parents, des amis, des récits, des films nous racontent les mêmes histoires, et ce n’est jamais la même histoire car c’est celle d’un homme, d’une femme. C’est l’histoire d’un corps qui a deux pieds pour aller de l’avant. Mon père a réussi à passer en France à sa troisième tentative. Il m’a dit que lors de la première, un homme avait fait une mauvaise chute dans la nuit. La chaîne humaine s’est arrêtée en entendant son cri suivi de gémissements. Le passeur est venu dire aux hommes que le blessé ne pourrait plus marcher, qu’il avait dû se casser quelque chose, qu’on allait le ramener. Mon père se doutait-il de ce qui me semble être la vérité : jamais le passeur ou l’un de ses compères n’allaient ramener cet homme.  Des histoires pareilles devaient pousser à faire attention où l’on mettait les pieds. Pas de tristesse ni d’ironie. La vie dans les pieds, puisque c’était tous ce que ces hommes avaient : des pieds pour pouvoir franchir une frontière et des bras pour travailler. Le reste du corps et de la tête restés entre, dans cet espace entre un coin portugais et un coin français. En suspens, à faire le grand écart, à aller et venir, dans l’espoir, le souvenir, le désir.

Il n’y a pas que des pieds qui ne cessent de marcher sur des sentiers, sur des rochers, dans l’herbe ; des pieds qui se ramassent sur le corps dans des camions à bestiaux ou qui restent posés, bien muets, dans des wagons. Que devaient penser les yeux et les corps en arrivant enfin devant les Pyrénées ? Là, il arrivait encore que certains se fassent prendre par les carabiniers espagnols.

Enfin, après avoir essayé de bien retenir son souffle pour s’élancer, certains passent : à pied ; avec un peu de barque, le corps mouillé ; avec un peu de camion, le corps ployé ; avec un peu de train, le coeur serré. Le mouvement incessant. Jamais en repos le corps.

Et puis il y a le voyage en bus. Il y a encore des tas de voyages en bus, France Portugal France. Je ne peux rien raconter. Je n’ai l’ai fait qu’une fois pour venir en France avec ma mère et mon frère aîné. Aucun souvenir. Je suis allée pourtant porte de Charenton d’où partaient et arrivaient les autocars. J’en vois maintenant près de la place Clichy. Bien modernes. Je ne peux m’empêcher de toujours m’arrêter pour regarder, pour tenter de comprendre qui sont ces enfants portés dans des bras, ces femmes, ces hommes, ces ballots… qu’est-ce qu’il y a dedans? Où vont-ils comme ça… Mais je ne sais pas grand chose des voyages en car. À d’autres de les raconter.

Parfois, en lisant une information sur les autocars trop chargés, les chauffeurs poussés par les compagnies à aller trop rapidement, ces routes essoufflées entre un point et un autre… je me demande : et comment c’était avant… et je pense à toute l’organisation… Aller jusqu’au point de départ, comment on y allait si on était si chargé. Des tas d’amis qui devaient venir vous aider à transporter des sacs, des valises, des paquets ficelés, des bonbonnes de vin, des paniers avec la nourriture pour le voyage. Et on imagine, on imagine. Et au retour, encore de la famille ou des amis qui vous aident à retirer les sacs, les valises, les cartons, les bonbonnes, des trucs et des tas de trucs. Un mois plus tard, c’est reparti dans l’autre sens.

Et puis il y a eu le train. Je l’ai fait oui, mais bien plus tard. J’étais déjà adolescente. De la gare d’Austerlitz, peu de souvenirs ; de Coimbra B, ou de Santa Apolônia, peu de souvenirs. Je me souviens seulement des familles sur les quais, des sacs qui naissaient de la terre un peu partout, des gosses, des paniers pour les repas… Je me souviens de ce brouhaha à la frontière où il fallait changer de train à cause des fameux rails ibères. De la précipitation, des craintes et de cet état de fébrilité car on avançait, on allait vers la destination désirée comme si on se glissait dans un secret… Je me souviens que soudain le train en Espagne devenait très lent. Qu’il s’arrêtait sans cesse dans les endroits où l’on ne voyait personne. Que l’on attendait très longtemps arrêtés sur une voie avant de voir un train surgi du néant enfin croiser notre voie et repartir vers le même néant… Terres espagnoles sans fin, sans âme qui vive.  Dans mon wagon, Jacinto un vieux portugais m’a raconté qu’il rentrait à l’improviste : sa fille allait se marier, il ne voulait pas, alors il avait cessé de donner des nouvelles. Mais enfin, elle allait avoir un enfant, alors il rentrait à l’improviste. Il buvait et offrait des bouchées de son repas, passait dans le wagon d’à côté parler avec d’autres Portugais solitaires. Buvait, chantait, revenait, offrait son repas, jetait une canette par la fenêtre, repartait chanter, s’enivrait et s’agitait sans savoir où mettre les pieds. Il me racontait sa vie. Des allers et retours, en fait il ne parlait que de ça. Les siens restés là-bas, la vie qui se faisait sans lui et sa fille engrossée, et lui enragé. Lui resté ici, mais un « ici » qui est un « où ça ? ». Et il pestait car, dans notre train, il avait selon lui des tas de va-nu-pieds. C’était les touristes allemands qui, à l’époque, déferlaient sur le Portugal. Des jeunes à sandalettes orthopédiques, des sortes de birkenstock qui, alors, ne faisaient pas fureur. Le tourisme ne les aimait pas trop, car ces pieds nus n’avaient pas un rond, alors vous parlez de touristes… C’est vrai que quand on rentre, pour montrer que la vie va bien, on est chaussé, et bien. De toutes façons, on fait toujours attention à ce que vous portez aux pieds. Ça en dit long. Plus long que vos mains, des mains d’ouvriers, de femmes de ménage, des mains de gens qui n’arrêtent pas de s’activer. Les mains portent des traces, celles des pieds on essaie de les masquer sous des chaussures qui ne sont plus en caoutchouc.

Et maintenant il y a l’avion Tap, Air France, Nouvelles Frontières, Air Luxor et des tas d’autres coucous pour les dénicheurs d’affaires. C’est simple, il faut juste avoir la bonne circulation ou les chaussures délacées pour ne pas que les pieds soient gonflés. Mais c’est fou ce que des pieds arrêtés, qui vous filent quand même des fourmis dans les jambes, vous mènent loin en deux heures quarante. Loin derrière ? Encore que… les aéroports portugais ne desservent pas tous les coins dont des tas de gens sont partis à pied.

Mais en attendant, pendant des années et aujourd’hui encore, cette fameuse voiture que ne possédaient que le curé du village, le « doutor » local ou un touriste ou voyageur de passage, est devenue la propriété des voyageurs portugais. Là, la vie a changé. La voiture pour prouver qu’on pouvait voyager, aller et venir. La voiture des vacances demanderait un roman. La voiture a remplacé la bête précieuse que l’on soignait dans l’étable – l’âne ou le boeuf (on n’a jamais parlé de cheval). On l’astique, on la brique, on la nourrit, on regarde si elle toussote, si le coeur va pas lâcher et vous laisser en rade. On la protège même du soleil au Portugal !

En voiture… pour moi une longue route qui commençait au pied d’une tour, dans une ville, sur l’asphalte, à l’aube, très tôt en juillet ou en août, pour finir le lendemain, parfois tard, dans un village dépeuplé en terre battue.

Le père qui arrangeait la voiture, les enfants qui aidaient à descendre les affaires, la mère qui tentait de ranger au mieux les valises et les paquets. Et tout le monde, excité, de pester : phrase fameuse « on dirait que les valises sont en train de naître sous nos pieds… ça va donc jamais finir ce chargement ». Mais quelle drôle d’excitation… celle des voyages, du grand saut animé, de l’aventure… On ne voulait pas penser aux milliers de kilomètres à avaler, aux routes, aux embouteillages, à la fatigue. Enfin on embarquait. La carte déployée, liste des villes de la Nationale 10 : Chartres, Tours, Angoulême, Poitiers, Bordeaux, Biarritz, Hendaye, Irun… Espagne. La fameuse nationale 10 alors que la France chantait plutôt la nationale 7. Pas de chanson ni de film pour la 10. Dommage. Il y avait bison futé et des itinéraires bis que personne ne voulait vraiment suivre car cela éloignait trop du but, et puis on avait peur de s’égarer. Quand on a une liste de villes à suivre à la lettre et des panneaux à ne pas manquer, les déviations font peur. Il faut faire très attention : lire les panneaux, bien saisir les indications, tout ce monceau de signes français dont les Portugais n’ont jamais eu grand chose à faire. Jusqu’à encore très récemment un panneau de signalisation portugais, même dans une grande ville, c’était une aubaine. Une chose vraiment rare, comme si les Portugais aimaient les jeux de piste ou exigeaient l’achat d’une carte routière personnelle… et encore. Normal, les pieds portugais connaissent sans doute le chemin de la maison. Pas besoin de pancartes chez eux.

La campagne française défilait, les voitures suivaient. Yeux du conducteur rivés sur la route, le niveau d’essence. Des voitures devant derrière à côté. Longtemps aussi chargées que celle qui nous portait. Porte-bagages débordant… papa et maman devant, enfants derrière, voiture un peu tassée, sourires ou tensions quand on double, crainte de rater la bonne bifurcation, peur d’un bouchon trop long, crainte de la panne ou de quelque chose dont il vaut mieux ne pas parler… la route des vacances. C’est là que j’ai remarqué que la campagne française, ces grandes étendues entre des villes aimaient les peupliers, ces grandes allées efflanquées qui défilaient, des arbres que l’on pouvait s’amuser à compter pour se donner l’impression d’avancer. Des tas de villes pittoresques. Et puis cette longue procession qui traversait des coins qui avaient quand même l’air parfois sinistre. On imaginait ces villes coupées par la nationale 10. Cela devait être dangereux et épuisant de passer d’un trottoir à l’autre au moment des vacances. Aujourd’hui on prend l’autoroute. Bien plus rapide. On ne voit pas les villes et ces joyaux du patrimoine français juste entrevus : une cathédrale, une Loire, un château, un goût de vieille ville, un site, un point de vue… de toute façon, on n’en avait déjà rien à faire : le corps était entièrement tendu vers un coin paumé dans un ailleurs et qui était tout. Aujourd’hui c’est pareil, et les panneaux sur l’autoroute aux abords des villes vous disent tout ce que vous auriez pu avoir envie de savoir (château de tel siècle, trucmuche et sa cathédrale, et untel qui est né là, rayonnante beauté et ancienneté…). Toujours pas besoin de s’arrêter ou de faire un détour, il suffit de lire. Vite bien sûr pour aussitôt oublier.

On s’arrêtait peu souvent. Sans doute aujourd’hui les aires d’autoroute permettent-elles de le faire davantage. Une halte, le corps se détend, les pieds font quelques pas… et hop, là au bord de la route ou, si on est chanceux, dans un coin plus en retrait, on défait le panier repas. Non pas de sandwichs, des vrais repas comme à la maison. On mange, c’est sacré. Le repas c’est important, il suffit de voir à quel point aujourd’hui encore au Portugal, les gens activent leurs mandibules à toute heure de la journée. Et puis c’est quand même pour manger, ou mieux manger, que des tas de gens sont partis. On va pas snober un repas… pas fous. Même si la pause est rapide car… c’est reparti… et les peupliers, et les arbres, et les visages ahuris des Français posés sur les bords des villes à regarder les voitures chargées… et les visages tout aussi fugitifs et abrutis de ceux roulant à l’intérieur des voitures. Des visages dont on pouvait s’imaginer la vie le temps d’un instantané de nationale 10.

Jusqu’à Bordeaux, c’était très long. Et puis les Landes apportaient déjà un air de vacances. Je suis sûre que les Landes rappelaient déjà que la frontière n’était pas loin, donc le Portugal pas loin, parce que l’Espagne, on ne voulait même pas y penser. Une amie me disait que, dès Bordeaux, sa soeur et elle ôtaient leurs chaussures et enfilaient leur maillot de bain.

Et pourtant on les voyait les changements de paysage, on remarquait quand même que la France était très grande, très étirée, très différente. Mais seuls le Pays Basque et les Pyrénées faisaient naître une sorte de respect. Etait-ce la proximité de la frontière ? Etaient-ce les souvenirs des passages, des « saltos », la peur des uniformes, même si cette fois tout était en règle ? Le barrage des Pyrénées. Les voitures montaient plus lentement. La frontière, les voitures qui s’arrêtent… mais les douaniers à l’aller, fatigués, ne faisaient que lever le bras pour faire passer. Allez, allez faites passer, roulez. Allez, allez roulez, disparaissez… De l’autre côté, c’était différent. Coup d’oeil inquisiteur des douaniers espagnols avec leur uniforme amusant. Enfin, pour des enfants. Cet uniforme devait sans doute raviver des souvenirs différents chez bien d’autres personnes.

Quel est le nom de la nationale espagnole que les voitures portugaises traversaient pour aller, par exemple, jusqu’à Vilar Formoso ? Pas la moindre idée. Là encore, un chapelet de noms de villes grandioses : Vitoria, Burgos, Valladolid… Salamanque. Et on s’en foutait. Il fallait seulement arriver à un but pour aussitôt penser au suivant. Quand une carte annonçait les kilomètres énormes qui, peu à peu, s’amenuisaient et qu’on touchait la présence d’une ville, aussitôt on guettait le panneau qui annonçait la prochaine… Mais l’Espagne, c’était immense. C’était vraiment immense. Ça n’en finissait pas. Des villes soudain émergeaient, comme un mirage, hiératiques, et on ne les regardait pas… On ne voyait que des routes qui n’en finissaient pas, des champs, des plaines, des collines et des sierras où trônait le fameux taureau espagnol. La vraie pancarte de l’Espagne. Je ne comptais plus les arbres, je comptais les taureaux. Je regardais leurs quatre jambes solidement plantées au loin. Pour ça, ils étaient plantés, solides, hiératiques, indifférents à la multitude de voitures qui traversaient leur territoire en été. Je les trouvais plutôt majestueux, gardiens des immensités, à gouverner le vide. Ils avaient fière allure. Et puis il faisait chaud et ça n’en finissait pas. Il m’arrivait de penser que si on tombait en panne, on resterait là, oubliés, tant le vide poussait. On essayait de ne pas s’arrêter en Espagne. Des générations de Portugais se sont sans doute efforcées de ne pas vraiment s’arrêter en Espagne, de ne pas voir que l’Espagne était un pays. C’était à qui faisait la traversée en s’arrêtant le moins possible. Alors t’as mis combien de temps pour faire le voyage ? … Tant que ça? Ah moi, j’ai… Pourquoi aller si vite en Espagne, ignorer comme ça qu’on était en Espagne ??? Est-ce parce qu’on y avait tant marché ? Est-ce parce que cette Espagne faisait vraiment sentir ce que l’on voulait peut-être refuser : qu’il y avait un corps qui vivait étiré entre deux pays que l’on aimait, où l’on vivait, qu’il était difficile de joindre les deux bouts de ce corps pour qu’il soit enfin un, en repos, en paix, tranquillisé… Unir.

Dès la frontière France-Espagne, le corps était donc tendu vers l’autre frontière, la seule vraie ; les yeux étaient déjà là-bas, l’Espagne rasée, balayée… mais les pieds traînaient, oui, même si la tête allait de l’avant. Je me souviens pourtant si bien de Salamanque… on arrivait souvent à l’heure de la messe, ou, si on avait subi un méchant embouteillage, à l’heure de la promenade… les gens marchaient flânaient, cela semblait si gai, si détendu. Que devaient penser ces promeneurs devant ce défilé de voitures ? Tous ces Portugais qui couraient vers le Portugal sans sortir de la voiture. Pourtant, souvent avant la frontière, on s’arrêtait. La pause Ciudad Rodrigo. Et à la frontière on s’arrêtait vraiment. Vilar Formoso. Pause pieds, achats… soudain cette fameuse frontière qui là, oui, existait pour aussitôt s’évanouir… Des cadeaux. Dès qu’on franchissait ce seuil, on était vraiment ailleurs. C’est vrai que tout changeait comme par enchantement. La terre devenait autre, le paysage prenait abruptement un autre visage et l’air surtout était différent. Cette soudaine odeur de l’air, si différent de tous les autres, familier, accueillant, plus chaud et enlaçant… c’est vrai et c’est la chose la plus bizarre qui soit.

À partir de là, les routes n’étaient plus du tout droites, les routes portugaises autrefois n’étaient pas du tout soignées… mais même si on était encore loin de la maison natale, on était déjà là. Arrivés. Une fontaine, dans un coin, et on s’arrête et on se lave, on se lave les mains, le visage et les pieds. Faut arriver propres et gais.

En arrivant, près du village, pendant très longtemps, il fallait faire attention : les routes qui s’enchevêtraient… et puis pour arriver au hameau, pas vraiment de route … de grosses caillasses sur des sentiers tracés pour des carrioles et des marches à pied. Certains villages portugais ont dû enfin connaître ce que c’était qu’une route grâce au départ à pied de tant de gens. Pieds posés pendant un mois. Je crois qu’ils ne l’ont jamais été en éventail. Il fallait voir la famille, refaire les parcours de l’enfance, revoir les champs plus ou moins abandonnés… refaire l’ailleurs, l’autrefois.

C’est drôle tout ça.

Aujourd’hui, une Europe et des frontières abolies sur le papier et toujours davantage de gens qui marchent, qui voyagent en train, bus, voitures, avion, navire pour aller et venir, vivre, travailler, se sentir libre, échapper à la mort ou à la misère.

Une Europe, une France où pour des tas de gens il est plus difficile de venir que d’aller sur la lune. Aller donc obtenir un passeport si vous n’êtes pas européen… plutôt s’inscrire sur la liste d’attente d’une prochaine navette spatiale, là il doit y avoir de la place.

Aujourd’hui, des gens qui s’accrochent aux pieds des avions… Qui meurent étouffés, cachés dans des camions pour passer… pour aller vivre mieux ailleurs. Qui se noient en mer, sur des barques ou des bateaux surchargés et toujours clandestins, dans la nuit pour passer… pour aller vivre mieux ailleurs.

Dans nos rues, des gens qui marchent, qui ne font que marcher toute la journée. Certains n’ont pas de chaussures. D’autres ont l’air soignés mais si vous regardez leurs pieds, vous verrez des chaussures qui font triste mine… dans la ville, il y a toujours le déplacement, le voyage et l’exil.

Pas de note triste, non.

C’est le voyage et le pas qu’il faut faire pour être debout. Pour aller de l’avant, pour aller vers, pour simplement désirer. Je n’aime pas l’expression française « être bête comme ses pieds », car c’est ce qu’il y a de plus intelligent, non ? Ils nous permettent d’aller quelque part, de danser et de sauter. Et puis on peut les toucher de la main comme le font les enfants. Les petits s’amusent déjà à toucher leurs pieds quand ils ne peuvent pas encore marcher. Les pieds disent des tas de choses… autant que des mains, lignes de vie sur la terre, qui permettent de toucher et de respirer.

Ilda Mendes dos Santos – septembre 2005

2 réponses sur “Allez voyage pas – par Ilda Mendes dos SantosAllez voyage pas – par Ilda Mendes dos Santos

  1. fascinant et bien écrit
    j ai reconnu beaucoup de moments de mon existence dans ce récit
    j aimerais connaitre d avantage sur Ilda, l auteure
    tels que son age quand est elle arrivée en France, ce quelle est devenue
    Merci

  2. j’aimerais retrouver Ilda Santos avec qui j’ ai travailler a Weinfelden Suisse , dans les annees 90 . merci.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *